Le blog de Bernard Lecomte

Le temps d’une pause dans la campagne électorale, ce samedi, quelques médias – comme LCI – rappellent désespérément que les Français ne sont pas seuls au monde. Et que la Russie de Poutine, par exemple, ne cesse de bombarder rageusement l’Ukraine. Une info parmi d’autres : la dégradation du sort de l’opposant Vladimir Kara-Murza, condamné à 25 ans de camp, et que le Kremlin voudrait éliminer définitivement, physiquement, façon Navalny. Faut-il rappeler ici que le sort des Européens – et des Français – se joue aussi à Moscou ?

Il y a comme de la jalousie dans la déclaration du porte-parole de Vladimir Poutine, l’ineffable Dmitri Peskov, qui salue la condamnation de Trump par la justice pénale de New-York comme une forme "d’élimination des adversaires politiques" pratiquée par le président en place. Une méthode plus propre, il est vrai, que "l’élimination des adversaires politiques" pratiquée en Russie : la kalachnikov (Nemtsov), le goulag à régime sévère (Navalny) ou l’abattage d’un avion (Prigojine). A chaque régime ses petites habitudes.

Le dimanche, je lisais régulièrement le JDD nouveau, la Tribune du Dimanche et, parfois, le Parisien Dimanche. Je suis assez grand pour y trouver des articles intéressants, des enquêtes fouillées, des tribunes bien écrites. Je suis viscéralement pour le pluralisme et la liberté d’expression. Mais quand le JDD, cette semaine, décide de faire totalement l’impasse sur la mort d’Alexeï Navalny, ses conditions, ses causes, ses conséquences, alors je dis non : désolé, un tel choix éditorial, ce n’est plus du journalisme !

Alexéï Navalny n’a jamais existé. De même que Staline effaçait jusqu’au souvenir de ses opposants sur les photos officielles, de même que les procès de Moscou n’ont jamais eu lieu, de même que le Pacte Staline-Hitler de 1939 ne figure dans aucun livre russe, de même que l’Ukraine n'a jamais été un Etat. C’est plus qu’une méthode, c’est une philosophie politique, presque civilisationnelle : tout ce qui gène le pouvoir russe doit être effacé – par tous les moyens – de la surface de la terre. Effacé, détruit, nié, assassiné, qu'importe !

Les Européens auront mis deux ans pour comprendre que Vladimir Poutine n’était pas un chef d’Etat comme les autres. Ancien voyou, manipulateur professionnel, ce chef mafieux ne connaît que le mensonge, la violence, le rapport de force. Il se fiche totalement de l’avenir de ses concitoyens qu’il renvoie, sans aucun scrupule, vers un passé stalinien qu’on croyait révolu. Mais il aura fallu la mort tragique d’Alexeï Navalny pour que les sceptiques comprennent enfin que Poutine est, en plus, un tueur. Un vrai. Un obsessionnel. Un dangereux.

Et il y a encore, en France, des gens qui sont prêts à croire Poutine, à parler avec lui, à lui serrer la main, à négocier avec lui ? Si au moins la mort d’Alexeï Navalny – le deuxième vrai candidat à la présidentielle russe après Boris Nemtsov, lui-même assassiné en 2015 – pouvait convaincre tous les pseudo "pacifistes" français que Poutine, nouveau Staline au petit pied, est un criminel, un vrai de vrai, sans aucun respect pour la vie humaine ! Et que la Russie est une réelle dictature et un danger mortel pour nous, les Européens !

A deux mois de l’élection présidentielle en Russie, Vladimir Poutine a donc expédié son rival Alexeï Navalny mourir de froid dans un camp "à régime sévère" à Parkh, au-delà du cercle polaire. Voilà qui en dit long sur l’actuel régime politique russe et sur le projet obsessionnel de Poutine d’en revenir aux fondamentaux staliniens : il ne lui manquait plus que de réinventer le Goulag ! Le jour même du cinquantenaire de la parution en Occident de l’Archipel du Goulag de Soljenitsyne. L’histoire est tragique. Le présent aussi.

L’affaire Navalny, en Russie, est un incroyable feuilleton qui confirme, entre autres, le récit que je fais dans mon livre ["KGB, La véritable histoire des services secrets soviétiques", Perrin, 2020] de la difficile transition entre le KGB et le FSB : quand l’URSS a disparu, fin 1991, les meilleurs agents de la Loubianka ont fondé leurs propres sociétés de sécurité, ou sont entrés comme responsables de la sécurité dans de grosses boîtes allemandes ou américaines. Le résultat est frappant : ceux qui sont restés en place, ceux qui se retrouvent aujourd’hui à la tête des "organes" à Omsk ou à Khabarovsk, ce ne sont pas les plus intelligents…