Le blog de Bernard Lecomte

La crise actuelle rappelle une autre crise, très intense, que les médias ont apparemment oubliée : le projet de loi Savary sur la suppression de l’école privée en 1983-84. Là aussi, le gouvernement s’était entêté, il avait une majorité de la population contre lui, les parlementaires s'étaient divisés, le Premier ministre avait choisi de passer par le 49.3, provoquant des manifs géantes (bien plus massives qu’aujourd’hui). Au point que le président de la République avait piteusement retiré le projet. Ah, oui, évidemment, cette fois-là, c’est la gauche qui s’obstinait, la droite qui manifestait et Mitterrand qui cédait…

Le 49.3 a relancé le débat sur la légalité et la légitimité. Ratifié par 82 % du peuple français lors d’un référendum, le 49.3 est légal, mais est-il, dans les circonstances actuelles, légitime ? La même question se pose pour Anne Hidalgo quand elle soutient la grève de ses éboueurs : elle est maire de Paris, c'est incontestable, mais une femme qui a obtenu 1,75 % des voix aux dernières présidentielles est-elle légitime ? A peine 22.000 suffrages à Paris sur 1,3 million d’électeurs, c’est peu pour imposer ses idées à tout le monde, non ?

Ce sont pourtant de vraies questions. L’article 49.3, ratifié par 82 % du peuple en 1958, peut-il être vécu en 2023 comme un viol de la démocratie ? Déplacer le curseur de la retraire de 62 à 64 ans alors qu’il est à 67 chez la plupart de nos voisins, est-ce trop ou pas assez ? Le droit de grève est-il inférieur ou supérieur au droit d’aller et venir, au droit au travail et à la santé ? "Travailler plus pour gagner plus" est-il l’alpha et l’oméga dans nos sociétés ? De vraies questions… auxquelles on ne répond plus que par des insultes, des mensonges, des menaces, des blocages, des vitrines brisées et des mairies incendiées. Ça craint.

Quelle est la différence entre un plateau télé consacré à la guerre en Ukraine et un autre consacré à la crise du 49.3 ? Le premier est composé d'invités qui, sauf exception, savent de quoi ils parlent ; le second est composé d'invités qui, sauf exception, disent n’importe quoi. Le premier est angoissant, mais on y apprend des trucs ; le second est distrayant mais on s’en lasse très vite. Le premier se renouvelle depuis plus d’un an et risque fort de durer ; le second sera oublié dans trois jours avant qu’on passe à autre chose…

Le sujet est tabou : si le projet actuel ne passe pas, on fera comment, demain, pour payer les retraites d’une catégorie sociale, les inactifs, qui croît plus vite que celle des actifs, laquelle ne suffira plus à les financer ? Démographie oblige ! La France étant endettée au-delà du raisonnable, il faudra choisir : augmenter les impôts ou baisser les pensions ? Que l’opposition soit muette là-dessus, c’est logique. Mais que la majorité n’en parle pas non plus, à quelques exceptions près, c’est hallucinant. La transparence, la communication, le dialogue, la pédagogie, c’est pour les chiens ?

Emmanuel Macron s’est trompé. Il a cru qu’il pourrait contrôler la société française et réformer à sa guise parce qu’il n’avait, au fond, aucune opposition organisée (le FN, pas crédible) ni aucun rival avéré (Mélenchon, pas sérieux). Or sa véritable opposition n’est pas à l’Assemblée, mais dans la société elle-même. Et ses vrais rivaux (les Baroin, Bayrou, Philippe, Bertrand et autres Wauquiez) ne sont pas au Parlement, eux non plus, mais dans le pays, à la tête de collectivités locales. Résultat : aux moments difficiles, il n’a pu s’appuyer sur personne ! On ne gouverne pas seul contre tous…

Le 49.3 a été approuvé par 82 % des Français lors du referendum du 28 septembre 1958, comme toute la Constitution de la Vè République. C’est de Gaulle qui a voulu qu’un texte majeur ne puisse pas être broyé par une majorité relative à l’Assemblée – comme c’était souvent le cas sous la IVè République. Depuis cette date, il a été utilisé cent fois, notamment sous le règne de François Mitterrand par son premier ministre Michel Rocard (quand il a créé la CSG, par exemple). Question ouverte : pourquoi le 49.3 est-il aujourd’hui considéré comme un crime contre la démocratie ?

Déjà, une loi qui s’appelle "loi Travail", ce n’est pas clair. C’est comme le salon du livre de Paris, qui s’appelle désormais "Livre Paris", ce qui ne veut rien dire. La langue donne du sens ; les mots, pas toujours. Surtout quand ils servent de munitions dans d'absurdes combats d’initiés, loin du sens commun. Il y a encore vingt ans, l’article 49.3 de la Constitution faisait l’objet d’explications, voire de discussions, pas d’invectives. A l’époque, les journalistes avaient fait du droit, contrairement à tous ceux (élus, auditeurs, internautes, manifestants, humoristes) qui déblatèrent toute la journée sur un texte dont ils ignorent le contenu. Lequel n'a aucune importance. La politique est devenue un nuage d’électrons libres sans rien à l’intérieur.