Le blog de Bernard Lecomte

Et si on continuait, dans ce blog, à tenter d'anticiper sur l'actualité ? Ce qui suit n’est donc pas une information, c’est une simple hypothèse. Mais mon vieil instinct de kremlinologue et une assez bonne connaissance de l’histoire russe me soufflent un scénario de plus en plus plausible : les chances de Poutine de sortir vainqueur de la guerre étant de plus en plus ténues, attendez-vous à apprendre, un jour, par un communiqué, qu’il a dû se mettre au vert "pour raison de santé". Comme Khrouchtchev en 1964 ou Gorbatchev en 1991. L'histoire a montré que les hauts dirigeants de ce pays n'ont aucune imagination…

Le grand paradoxe de la situation en Ukraine, c’est que Vladimir Poutine ne sera d’accord pour cesser le feu et, peut-être, pour négocier, que s’il peut sortir de cette affaire en "vainqueur" [mon blog du 9 mars]. Or il est de plus en plus évident qu’il a perdu à la fois la guerre militaire (son offensive éclair est un échec patent) et la guerre de la communication. Plus les Ukrainiens résistent sur le terrain, plus ils rassemblent derrière eux le monde civilisé, plus ils acculent Poutine à une stratégie jusqu’au-boutiste. Au point que l’avenir même de Poutine à la tête de la Russie, désormais, est en jeu…

Et voilà qu’un nouveau "rideau de fer" isolera bientôt, dramatiquement et durablement, la Russie poutinienne et le reste du Vieux continent. Le critère d’appartenance au camp d’en face, impérial et autarcique, ne sera plus l’ "avenir radieux" que promettait le communisme, mais une conception du monde où la richesse, la démocratie et la liberté ne sont décidément pas les valeurs premières, contrairement à la grandeur, la puissance, la résilience, le collectif et le culte du chef – tout ce qui, depuis des siècles, distingue l’ "âme" russe de la "conscience" européenne. Les Ukrainiens, le 24 février, ont choisi leur camp...

Tous les amoureux de la Russie – dont je suis – sont malheureux de voir un pays aussi attachant, à la culture aussi riche et à l’âme aussi chaleureuse s’enfoncer pour quelques décennies dans un opprobre à peu près général, mis au ban de l’humanité à cause d’un satrape vieillissant obnubilé par ses fantasmes, un manipulateur sans foi ni loi que vingt ans de pouvoir suprême ont rendu à moitié fou. Combien de temps faudra-t-il pour que le peuple russe, après cette horrible guerre, retrouve une image positive ?  20 ans, 50 ans, 100 ans ?

On n’a toujours pas compris, en France, le côté "croisade" de la guerre menée par Poutine contre ceux qui occupent indûment à Jérusalem... pardon, à Kiev... le berceau sacré de la religion orthodoxe russe. "À Kiev, disait-il le 21 février, ils continuent de préparer des représailles contre l’Église orthodoxe ukrainienne du Patriarcat de Moscou !" Qui, "ils" ? Les traitres à la religion, les néonazis, les sans-Dieu, les dévoyés de tout acabit. Si le peuple russe est prêt, massivement, à endurer tous les sacrifices dus aux sanctions, c’est parce que son patriarche, Kirill, l’ami de Poutine, a dit qu’il s’agissait d’une "guerre sainte". Cqfd.

Pardon d’insister, mais vous verrez que ce sera la clef des futures discussions entre la Russie et l’Ukraine : Poutine n’acceptera de négocier la fin de la guerre en Ukraine que s’il entrevoit la possibilité de dire à son peuple qu’il a "vaincu les nazis". Ce mot magique nous paraît absurde, mais en Russie, depuis 1945, il est le fondement de toute légitimité, de tout ordre public, de tout patriotisme. S’il peut dire et faire dire qu’il a "vaincu les nazis", Poutine restera au pouvoir. Les Ukrainiens vont devoir réfléchir à lui fournir des éléments, fictifs ou non, pour nourrir ce point absolument déterminant…

Furieux de n’avoir pas pu investir Kiev en trois jours, Poutine mesure son échec et compte ses morts (environ 3.000). Stupéfait par la résistance ukrainienne, il hésite à détruire Odessa et Kiev. Très gêné, en Russie, par les sanctions occidentales, il serait prêt à arrêter ce carnage insensé à condition de pouvoir faire état, aux yeux du monde, d’une "victoire". Zelensky, lui, serait prêt à formaliser sa non-entrée dans l’Otan et à lâcher le Donbass pour éviter une tragédie encore plus atroce. Jouable ? Les militaires et les oligarques l’espèrent. Mais Poutine, dictateur tout-puissant et solitaire, a bien dit à Macron qu’il irait "jusqu’au bout". La question étant : c’est quoi, le bout ?

Au XXIe siècle, c’est simple, on ne peut justifier qu’un Etat envahisse un autre Etat, détruise des villes et tue des civils en brandissant la menace nucléaire. Point barre. Tous les "Oui mais quand même", les "Faut dire aussi que" et les "Ce n’est pas si simple" qui courent sur les chaines d'info et les réseaux sociaux, nourris des arguments de la propagande de Poutine, sont insupportables. Viendra, un jour, le temps d’analyser les causes de cette guerre et de juger ses auteurs. Pour l’instant, la Russie a déclaré la guerre à l’Ukraine, et ce sont les villes ukrainiennes qui sont bombardées. Et basta.

Les néonazis qui dirigent l’Ukraine s'apprêtaient à attaquer la Russie avec des armes nucléaires, il fallait donc réagir ! Les Français - y compris la plupart de mes confrères journalistes - n'arrivent pas à croire que la population russe gobe ces absurdités. Et pourtant, c’est ainsi. Le pilonnage de la propagande, le monopole absolu de l’information, la suppression de tous les médias non officiels, l’emprisonnement de tous les rebelles, maintiennent sous cloche l’opinion russe. L'agitprop est de retour. Il faut relire le livre de l’ex-communiste Anton Ciliga qui, en 1950, s’appelait "Le pays du mensonge déconcertant". L’histoire bégaie.

Les malheureux bidasses russes qui combattent en Ukraine ont commencé à comprendre qu’ils se sont fait manipuler par leurs chefs. Ils sont découragés et peu performants. C’est pourquoi Poutine a décidé de les remplacer, pour livrer la bataille de Kiev, par 10.000 Tchétchènes fanatisés qui vont mener un combat meurtrier contre les résistants ukrainiens - lesquels ne sont, c'est bien connu, que des chrétiens dévoyés. Allah Akbar ! Au passage, Poutine espère gagner au moins la neutralité des pays islamiques. Quand on vous dit que l’ancien agent du KGB Vladimir Poutine est, avant tout, un manipulateur sans foi ni loi...

A l'échelle de l'Histoire, mesure-t-on assez la folie d’un homme qui, au XXIe siècle, déclenche une guerre au cœur de l’Europe – une vraie, une qui tue, qui détruit, qui affame, qui bombarde, qui terrorise – pour assouvir une revanche personnelle et fantasmatique, tel un nouvel Hitler, sur l'effondrement de son pays il y a trente ans ? Mesure-t-on assez l’aveuglement d’un dictateur paranoïaque qui, par la force et la violence, y compris la menace d’utiliser l’arme nucléaire, veut refaire de la Russie un empire au risque de finir au ban de l’humanité et de jeter l’opprobre sur son propre peuple pour des décennies ?   

L’un des gros mensonges de Poutine est d’accuser l’Otan d’avoir violé sa promesse de "ne pas s’étendre à l’Est". Quelle est la vérité historique ? Cette fameuse "promesse" du ministre américain James Baker n'était qu'un élément de langage dans sa négociation avec Gorbatchev, le 9 février 1990, à Moscou, à propos de la réunification allemande. Ce propos n’a pas été consigné par écrit car il n’avait rien d’un accord formel. Et, surtout, il ne concernait que la RDA car le Pacte de Varsovie, alors, était toujours en vigueur ! Il est donc inexact de dire, comme le martèlent Poutine et ses affidés, que l’Otan a "renié sa parole". D’autres questions ?

Pour en arriver à supprimer Facebook, Poutine doit sacrément craindre les réactions de la population russe quand elle saura combien de petits gars sont morts en Ukraine sans savoir pourquoi. Il se rappelle sûrement que le Comité des mères de soldats, fondé pendant la guerre d’Afghanistan et développé pendant la guerre de Tchétchénie, est devenu, en quelques années, un cauchemar pour le Kremlin. Les Russes détestent la guerre et ne supportent pas de voir "verser le sang". L’histoire ne cesse de bégayer : ces jours-ci, les premiers corps de soldats morts à Kharkov ou à Marioupol ont été rapatriés en Russie…

Quand on ne peut prévoir l’avenir, il faut appeler l’Histoire à la rescousse. Poutine est exactement dans la situation de Staline à la mi-juin 1941, quand le dictateur paranoïaque, isolé au Kremlin, ne voulait pas croire les informations que lui envoyaient ses espions sur l’imminence d’une attaque de l’URSS par Hitler (dont il était l’allié depuis deux ans). L’entourage de Staline était terrorisé, et le chef du KGB, Beria, le confirmait dans son déni. Jusqu’à ce que les Allemands attaquent l’URSS… sans rencontrer de résistance, et pour cause ! Troublant rappel, non ?

J'ai fait un rêve... Je me suis rappelé comment Staline a éloigné Trotski à la mort de Lénine (1924), comment Béria s’est vu privé de la succession de Staline (1953), comment Khrouchtchev a été limogé (1964), comme Gorbatchev a été écarté du pouvoir (1991). La leçon de l’Histoire est claire : ou bien le Grand chef est au Kremlin, et il risque d’être éliminé physiquement par quelque militaire courageux, façon Joukov ; ou bien il s’est mis en retrait dans un palais bunkerisé loin de la capitale, et il peut être "débranché" du pouvoir depuis Moscou - après une ultime bagarre, comme d’hab, entre le FSB et la direction de l’armée. Je dis ça, je dis rien…

Continuons, dans ce blog, d’essayer d’anticiper sur l’actualité ukrainienne. Et reposons la question : Poutine peut-il être débarqué ? Il y a cinq jours, je disais : plutôt non. Eh bien depuis ce soir, je dis : plutôt oui ! Pour trois raisons : 1) La population russe, qui s’informe sur internet, commence à comprendre (même si la police jette en prison le moindre manifestant). 2) Les oligarques sont paniqués en voyant qu’ils vont perdre des fortunes immenses, et ils ont quelques moyens. 3) L’échec de l’armée russe pourrait bien inquiéter certains hauts gradés furieux d’un tel gâchis. Cela ne fait pas encore un putsch, mais les ingrédients y sont !

Les médias n’y peuvent rien : la guerre menée par Poutine contre l’Ukraine a écrasé, ventilé, ridiculisé, effacé la campagne présidentielle française ! Si vous entendez sur les ondes, cette semaine, le portrait ou l’interview d’un candidat, sachez que c’est exclusivement pour satisfaire aux règles draconiennes de l'Arcom (ex-CSA) concernant le temps de parole. Au passage, trois candidats qui vantaient les mérites de Poutine (Mélenchon, Zemmour, Le Pen) ont perdu toutes leurs chances de gagner. Et on ne voit pas qui pourrait battre Macron, qui a géré la crise avec intelligence. La fin de la campagne va être d’un ennui !

Vladimir Poutine a déjà perdu la guerre. A long terme, c’est certain. Certes 1) il va poursuivre sa funeste entreprise d’invasion de l’Ukraine ; 2) l’armée ukrainienne sera mise en difficulté, tôt ou tard, par l’armée russe ; 3) un gouvernement fantoche risque fort de remplacer alors le président Zélensky. Mais 1) la résistance populaire ukrainienne l’empêchera, à jamais, de dominer ce pays ; 2) les Russes, qui détestent la guerre, le lâcheront quand ils sauront la vérité sur ce qui s’est passé ; 3) les images venues de Kiev, insupportables pour le monde entier, feront de lui, dans l’Histoire, un personnage comparable à Hitler.

La campagne ukrainienne de Vladimir Poutine a eu, déjà, trois résultats. 1) Le dictateur russe a redonné à l’OTAN une justification et un avenir. 2) Il a rassemblé les 27 pays européens comme ils l’ont rarement été. 3) Il a inventé un patriotisme ukrainien qui n’existait pas. Ce dernier point est majeur : à court terme, il risque d’enrayer la progression de l’armée russe vers Kiev ; à long terme, il va installer une résistance virulente dans tout le pays, qui empêchera toute "normalisation" à venir. Pas si efficace que ça, l’ex-tchékiste du Kremlin !

Vladimir Poutine gouverne seul. En place jusqu’en 2036, il n'a de compte à rendre à personne. Il se fiche complètement de l’opinion de sa population. Entouré par des anciens du KGB qui veillent à éliminer tous les rivaux possibles, il est coupé du monde et se complaît dans ses lubies historiques que personne n’ose contester. Il humilie ses ministres. Âgé de 70 ans, l’ancien champion de judo qui exhibait constamment sa virilité, vieillit mal. Il est aigri et irascible. Il a grossi. Certains de ses visiteurs le disent malade. Bien sûr que certains voudraient le mettre dehors, mais cela ne va pas être facile…